Issue 2/April 2020 - Le Conseil fédéral protège les entreprises des rigueurs de l’Art. 725

Dr. iur. Tetiana Bersheda, LLM (Cambridge), avocate

Pour les entreprises, toute détérioration de la situation économique entraîne des problèmes de trésorerie et, en conséquence, une augmentation du nombre de faillites. Au vu des incertitudes régnant face aux effets directs et indirects de l’évolution future de l’épidémie du COVID-19, il est dès lors primordial de pouvoir faire le tri entre les entreprises viables et faisant face à des difficultés financières passagères, d’une part, et celles dont les administrateurs devraient adresser un avis au juge, afin d’arrêter l’hémorragie et cesser toute activité commerciale engendrant des dettes supplémentaires. Pour les administrateurs, ce problème de responsabilités peut alors devenir un souci majeur. 

Bien conscient de cet enjeu, le Conseil fédéral, lors de sa séance du 8 avril dernier, avait chargé le Département fédéral de justice et police de proposer des mesures appropriées en matière de droit des sociétés et de droit de faillite. L’Office fédéral de la justice a donc mené une consultation urgente sur les grands axes d’une réglementation possible. Il a reçu une centaine d’avis, en grande majorité favorables à l’orientation proposée, émanant des plus grands cabinets d’avocats, de professeurs de droit et des associations professionnelles concernées.

Le 16 avril 2020, en un délai record, le Conseil fédéral a ainsi pu adopter une nouvelle ordonnance qui institue deux instruments provisoires :  une dérogation transitoire à l’obligation d’aviser le juge en cas de surendettement prévue par le droit des sociétés et un sursis COVID-19 de durée limitée. Ces deux dispositions ont pour but de protéger de la faillite les entreprises en difficulté financière temporaire en raison de la crise du coronavirus. L’objectif est clair :  prévenir une vague de faillites due à la pandémie actuelle, préserver l’emploi, les salaires et atténuer les conséquences de la crise.

Rappelons que, selon l’art. 725 du Code des obligations, s’il ressort du dernier bilan annuel d’une société que la moitié de son capital-actions et de ses réserves légales n’est plus couverte, le conseil d’administration doit immédiatement  convoquer une assemblée générale et lui proposer des mesures d’assainissement. S’il existe des raisons sérieuses d’admettre que la société est surendettée, un bilan intermédiaire est dressé et soumis à la vérification d’un réviseur agréé. S’il résulte de ce bilan que les dettes sociales ne sont couvertes ni lorsque les biens sont estimés à leur valeur d’exploitation, ni lorsqu’ils le sont à leur valeur de liquidation, le conseil d’administration en avise le juge.

Avec les nouvelles dispositions adoptées, les entreprises dont la situation financière était saine à la fin de 2019 et dont il y a lieu de penser qu’elles auront la capacité de surmonter leurs problèmes de surendettement une fois la crise du coronavirus passée pourront déroger à cette obligation de l’art. 725. Ainsi, non seulement les membres du conseil d’administration, mais aussi les réviseurs seront dispensés de leurs obligations de procéder à un avis au juge selon les termes de la nouvelle Ordonnance, qui entre en vigueur le 20 avril 2020.

S’il n’y a pas concrètement lieu d’espérer que la situation de l’entreprise se rétablisse, celle-ci peut alors recourir au sursis concordataire, dont le Conseil fédéral a légèrement assoupli les conditions pour une période transitoire. Les nouvelles règles s’appliquent par analogie à toutes les formes juridiques pour lesquelles la loi prévoit un avis obligatoire en cas de perte de capital et de surendettement comme par exemple les Sàrl.

Même si la nouvelle Ordonnance est silencieuse quant à la responsabilité pénale des dirigeants des sociétés, notamment pour gestion fautive ou les avantages accordés à certains créanciers, il sied de conclure que la règle générale de l’article 14 du Code pénal rend licite le comportement des administrateurs qui agissent comme les nouvelles dispositions légales l’ordonnent ou l’autorisent.

En outre, le Conseil fédéral a instauré, pour les PME qui se trouvent à court de liquidités en raison de la crise, un sursis de durée limitée, dit "sursis COVID-19". Il offre aux PME un moyen rapide et non bureaucratique de requérir un sursis de trois mois, sans devoir présenter un plan d’assainissement. Ce sursis pourra être prolongé de trois mois supplémentaires.

Alors que la Suisse est plutôt réputée pour son extrême prudence et, donc, la lenteur de certains de ses processus de prise de décision, il faut reconnaître que le Conseil fédéral, sur ce dossier, est digne d’éloges pour la rapidité, la clarté et l’efficacité de ses actions.

Issue 1/March 2020 - Turbulences boursières dues au virus : attention aux appels de marge

Dr. iur. Tetiana Bersheda, LLM (Cambridge), avocate 

L’appel de marge ? C’est une formule polie dont des banques usent pour mettre le couteau sur la gorge de certains clients. On connaît le principe du crédit lombard : votre banque vous accorde un crédit, que vous lui garantissez en nantissant des avoirs ou titres qui sont sur votre compte. Vous ne pouvez, bien sûr, obtenir de la banque qu’un pourcentage déterminé de la valeur de marché des titres donnés en gage, afin d’assurer une certaine marge de sécurité.

Tant que les bourses montent, tout va pour le mieux. L’investisseur emprunte à bas prix et réalise des profits supplémentaires avec l’effet de levier. La banque, elle, outre un volume accru de commissions sur opérations, peut – en prime – présenter ces crédits à ses clients comme du net new money et impressionner ainsi les marchés.

Problème : tôt ou tard, les marchés financiers subissent chocs et baisses majeures. Et les garanties du crédit lombard peuvent soudain se révéler insuffisantes. Les banques exigent alors des garanties complémentaires, voire des fonds nouveaux, dans un délai donné qui peut être extrêmement court. C’est l’appel de marge. Et si le client n’est plus en mesure d’assurer sa marge de sécurité, la banque peut liquider le dépôt de garantie et réclamer le remboursement des avances. D’où des drames réguliers, surtout si le client a recouru à des produits dérivés…

Dans les vingt dernières années, la jurisprudence suisse en matière d’appels de marge nous offre un bel historique des grandes crises des marchés boursiers. Une série d’arrêts portent sur la bulle dot-com, suivie par ceux liés aux évènements du 11 septembre 2001, par la crise russe de 2008 et, bien sûr, la crise globale des années 2007-2009, jusqu’ici considérée comme la plus sérieuse depuis la Grande Dépression des années 1930. Cela, sans préjuger de l’impact potentiel de la pandémie actuelle…

Chacune de ces crises a suscité une vague d’appels de marge par les banques. Et de multiples contestations et procès. Pour bien comprendre, à temps, les règles juridiques applicables, on peut s’inspirer des cas tranchés par les juges suisses par le passé dans des circonstances similaires.

Les banques suisses disposent des conditions générales rédigées par les meilleurs spécialistes du droit bancaires, afin de les protéger et les exonérer de toute responsabilité en cas d’insuffisance de la couverture. Toutefois, le Tribunal fédéral a confirmé à plusieurs reprises que l'activité bancaire est une industrie concédée par l'autorité et que, dès lors, les banques n’échappent pas aux restrictions prévues par les art. 100 et 101 CO en matière d'exonération de responsabilité.

Ainsi, toute stipulation tendant à libérer d’avance le débiteur de la responsabilité qu’il encourrait en cas de dol ou de faute grave est nulle. Le juge peut ainsi tenir pour nulle une clause qui libérerait d’avance le débiteur de toute responsabilité en cas de faute légère.

Même dans le cadre des mandats execution only, Ies juges fédéraux ont admis qu’il existe un devoir d'information de la banque face à des situations exceptionnelles, soit lorsque la banque, en faisant preuve de l'attention requise, a reconnu ou aurait dû reconnaître que le client n'a pas identifié un danger lié à son placement. Ou encore lorsqu'un rapport particulier de confiance s'est développé dans le cadre d'une relation d'affaires durable entre le client et la banque.

Dans le même arrêt, le Tribunal fédéral a précisé que le client ne peut pas tenir la banque pour responsable si celle-ci se contente d'une marge insuffisante. Toutefois, même si la banque dépourvue de mandat de gestion n'a, en principe, pas à chercher activement à limiter les risques de perte du client, l'interprétation de la convention entre les parties conduira parfois à admettre un devoir de protection en faveur du client, lequel pourra alors se retourner contre la banque qui a toléré une couverture insuffisante. Cela surtout s’il y a un rapport de confiance particulier entre la banque et le client.

Les conditions d’une action en dommages-intérêts d'un client contre sa banque sont les conditions habituelles: violation d'une obligation de la banque, dommage subi par le client, rapport de causalité entre la violation de l'obligation et le dommage, faute de la banque. Le calcul du préjudice est facile quand les actifs acquis sur le compte du client ont été revendus; il correspond alors à la différence entre le prix d'achat et le prix de revente, sans tenir compte du prix plus élevé que les actifs auraient pu atteindre depuis leur achat.

Le client ne saurait trop tarder avant de demander la réparation de son préjudice. Un bref délai de réflexion reste admissible, mais attention : le délai de réclamation imposé par les banques dans leurs conditions générales est généralement de 30 jours.